Jardin aux papillons
Au fond du jardin en contrebas, près d'une charmille se trouvait un arbre qui attirait les papillons. Un petit enfant les regardait voler, puis se poser, légers, multicolores sur les branches fleuries. Il n'avait pas encore conscience d'exister en dehors de cet arbre, de ces papillons, de ce jardin, et leur langage était le sien. Pourtant il savait obscurément, en un lieu impalpable de lui-même que sa vie serait vécue péniblement comme celle de la chenille pour éclater un jour au grand soleil de sa métamorphose.
Avant de s'endormir dans les replis de la tristesse, la peur, la maladie et le dégoût de soi, le petit enfant portait silencieusement la flamme secrète, le trésor de sa prescience.
Parmi les adultes une tante bien aimée comprenait son secret car elle n'avait pas quitté le pays de l'enfance et des fées. Elle avait des yeux d'améthyste, des yeux immenses et mystérieux qui répandaient un océan d'amour. Ils reflétaient, pour l'encourager, l'existence souvent bafouée de la réalité enfantine. Elle connaissait le coeur et ses trésors. Elle connaissait ce monde dans lequel rien n'était séparé. Elle savait aussi que ce monde-là dessinait pour cet enfant un événement splendide qui se projetait dans le lointain d'un temps futur.
Ces années de la petite enfance rejoignaient étrangement un avenir grandiose qui effaçait la pesanteur d'une longue durée de vie intermédiaire et sans clarté.
Un souvenir "d'avant" semblait correspondre à une joie future, éclatante et radieuse qui enfin pourrait s'incarner sur la terre.
La tante partageait secrètement le rêve de l'enfant, ce pressentiment d'une félicité inconnue émergeant de l'intérieur. Elle l'encourageait à se taire : ton rêve est si beau qu'il n'y a rien à en dire. Il mettait alors son doigt sur sa bouche et c'était un serment pour l'éternité comme seuls les enfants savent le faire.
La compréhension voyageait en dehors des mots en un lieu de lumière merveilleusement silencieux, connu seulement de ces deux âmes jumelles.
Une longue allée sombre de marronniers séparait la maison de l'enfant de celle de sa tante et la promenade donnait l'occasion d'inventer d'interminables histoires de fées, de chevaliers égarés dans les broussailles, cherchant la rédemption, l'Amour, ou le sang de Dieu. L'imagination de la tante n'avait pas de limites et les légendes améliorées par une inspiration foisonnante convenaient à l'enfant. Il se sentait exister dans ce pays car c'était le seul pays qui pouvait vraiment rejoindre son rêve.
C'est là où se retrouvaient pêle-mêle la démesure, la poésie et le courage invincible de ces chevaliers du Graal et autres prospecteurs de la conscience ou de l'âme. Une fantaisie débridée menait parfois la tante au milieu d'une impasse et l'histoire avait alors une fin abrupte et saugrenue.
Quelles que soient les souffrances endurées par la suite, l'enfant avait été accepté et reconnu dans son essence et la graine de lumière qui se cachait en lui avait reçu le baptême d'un feu particulier, celui d'une aspiration démesurée que seul l'impossible pouvait combler.
Avec le temps les contes de fées s'évanouissaient. Les années d'enfance s'étranglaient à l'école puis les années de jeunesse s'en allaient au fil de la peur et du désespoir. Plus tard l'âge de la maturité se perdait dans les sables de l'impuissance quotidienne.
Le temps de la chrysalide se prolongeait interminable et rien ne semblait advenir. La vie comme une longue blessure s'étirait vers la vieillesse. Depuis longtemps la petite enfance et ses rêves s'étaient noyés dans les ténèbres de l'oubli.
La tante bien aimée avait quitté la terre. Il ne restait que des jours gris et le désir de la rejoindre.
Un adulte désolé avait remplacé l'enfant d'autrefois. Il n'attendait plus rien sinon peut-être la fin de cette vie dont le sens lui échappait. Il fut possible pourtant après l'épreuve d'une mort d'accepter le vide, le veuvage et la fin de l'ambition personnelle, accepter tout simplement la réalité sans regrets et sans le désir de la modifier.
En développant cet espace libre un appel s'est crée en même temps que les conditions d'une autre naissance et un jour l'impossible a fleuri. Ce fut la rencontre du ciel avec la terre au jardin de l'enfance retrouvée, au jardin d'une joie qui n'avait d'autre visage que celui de la Vie. Les ailes du papillon se sont ouvertes sur la splendeur multiple rassemblée en un seul faisceau de lumière pour se dissoudre sans fin dans le Soleil de la conscience.